Le livre d’un été

Le livre d’un été, Tove Jansson, La Peuplade, 1972 (Traduit du Suédois par Jeanne Gauffin)

©La Peuplade

Quelques mois après avoir perdu sa maman, la petite Sophie passe l’été avec son père et sa grand-mère dans leur maison de vacances, située sur une petite île au large de la Finlande. Entre chaleur étouffante et tempêtes majestueuses, entre promenades en bateau et excursions nocturnes, les semaines s’écoulent lentement, illuminées par des éclairs de beauté qui, dans toute leur fugacité, soulagent et réparent des vies alourdies par la tristesse et le deuil.

Si la forme de ce roman de Tove Jansson, éminente autrice finlandaise suédophone, rappelle celle de son très beau Fair-Play, étant constituée de chapitres courts et presque indépendants, unifiés par une identité de contexte et de personnages mais presque auto-suffisants, comme des photographies de moments isolés dans le temps, Le livre d’un été me semble plus sombre que celui-ci, ses silences, plus lourds encore de non-dits mélancoliques. Le poids de la perte ne cesse en effet de peser sur les personnages, dont deux seulement sont placées au centre de la narration. Le père de Sophie semble en effet une présence fantomatique, presque muette, n’existant qu’à travers des injonctions jamais remises en question et d’étranges obsessions, comme si, renfermé en lui-même à la suite de son deuil, il ne pouvait plus montrer sa présence qu’en incarnant une figure d’autorité, rendue d’autant plus sombre et puissante qu’elle est presque toujours absente. Sophie et sa grand-mère semblent ainsi former un duo dont la complicité n’est jamais plus forte que lorsqu’il conteste l’ordre établi par la figure paternelle : sur la plage, la grand-mère contourne l’ordre qui lui est donné de se reposer en se laissant glisser au fond d’un ravin pour fumer en cachette et méditer tranquillement, et emmène sa petite fille écouter les oiseaux lors de balades nocturnes. Les deux complices se racontent des histoires, se disputent, inventent jeux et théories farfelues, remettant en question la rationalité du monde comme la logique des préceptes religieux. Elles observent et créent, se complétant l’une l’autre dans leur audace et leur spontanéité – d’une part, celle de la petite fille qui n’a pas encore appris à respecter l’ordre établi, et, d’autre part, celle de la vieille dame qui n’en a tout simplement plus rien à faire.

Malgré ces moments de liberté, toutefois, des zones d’ombres subsistent, donnant à l’été raconté des allures de clair-obscur. Sophie se réveille en pleine nuit pour se rappeler que si elle dort seule, c’est parce que sa mère est morte. Après s’être levée au milieu de la nuit pour regarder par les doubles-fenêtres, et voyant, se superposant à la noirceur du dehors, le reflet dédoublé de la pièce dans laquelle elle se trouve, elle a en rêve la vision frappante d’une maison qui, en s’effondrant, se divise en deux avec violence, comme si le sol en dessous d’elle se trouait d’une profonde crevasse. Cette image presque apocalyptique d’un foyer brisé par la perte, en plus de trahir toute la douleur de Sophie, dont la petite fille ne parle jamais autrement que par allusions subtiles, constitue aussi une touchante métaphore de la manière dont la souffrance est mise en scène dans le roman : par petites touches qui atteignent le lecteur ou la lectrice dans son inconscient, conférant à une phrase ou à un moment évoqué un caractère mélancolique, voire tragique. Si Sophie ne parle pas de sa mère à sa grand-mère, elle pleure lorsque elles trouvent, lors d’une balade, le cadavre d’un canard dont elles devinent qu’il est mort par accident, alors qu’il était encore tout jeune. Sophie supplie alors sa grand-mère d’inventer une autre histoire pour expliquer cette mort, comme si le celle-ci avait fait resurgir en elle le traumatisme du décès prématuré de sa mère, et qu’elle se trouvait encore incapable d’imaginer la possibilité même d’une telle mort. On retrouve le thème de la division, de la perte et de l’arrachement à d’autres moments du roman, notamment lorsque Sophie, atteinte d’une peur phobique des petits animaux, décide de dicter à sa grand-mère une thèse fantaisiste sur les vers de terre et leur capacité de se diviser en deux tout en restant en vie d’une manière ou d’une autre. Avec une innocence et un humour bouleversants, la petite fille élabore ainsi une touchante variation sur le thème du deuil d’une partie de soi, imaginant une manière de continuer à vivre même lorsque l’on a perdu, pour ainsi dire, la moitié de son être.

C’est ainsi que Sophie et sa grand-mère, par leurs discussions et leurs inventions, transforment leurs souffrances intimes en créations, et en guérissent ensemble, au contraire de la figure du père, enfermée dans le silence d’un deuil solitaire et presque – bien qu’émouvant – égoïste. Anticipant le duo féminin de Jona et Mari dans Fair-Play, elles font de l’île un espace d’expression et de liberté, prenant soin l’une de l’autre, même lorsque la douleur rend tout dialogue impossible. La grand-mère de Sophie se montre touchante de courage et d’indépendance, bataillant sans cesse, et avec humour, contre des accès de faiblesse physique qui vont jusqu’à la faire s’effondrer. C’est alors Sophie qui prend le relais, de sorte que petite fille et vieille dame se font, chacune leur tour, les garantes d’une légèreté dont la beauté vient de la conscience constante du poids de la tristesse et de la proximité de la mort. C’est ainsi que Jansson, maniant avec une unique dextérité les silences et les sous-entendus, peint un été scintillant de beauté et de tendresse, au travers d’un duo féminin attachant, courageux et indépendant. Une expérience de lecture lumineuse, dont on aimerait qu’elle ne se termine jamais.


Sarah

Plus d’informations sur le site de la maison d’édition : https://lapeuplade.com/archives/livres/le-livre-dun-ete

Se le procurer : https://www.leslibraires.fr/livre/15673896-le-livre-d-un-ete-jansson-tove-la-peuplade

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