La vérité sur la lumière

La vérité sur la lumière, Auður Ava Ólafsdóttir, Zulma, 2020. Traduit de l’islandais par Éric Boury.

©Zulma

À Reykjavik en hiver, le soleil se lève à peine. Les journées sont sombres et venteuses, et la neige enveloppe la ville d’un silence ouaté. Dýja, au téléphone avec sa sœur, météorologue, observe distraitement à sa fenêtre la tempête qui s’annonce. Sa sœur, inquiète, s’attend à des vents d’une violence inouïe. Dýja, elle, lui pose des questions d’un air un peu absent ; c’est qu’en elle, la tempête est déjà passée.

Dýja est sage-femme. Dans sa famille, c’est une tradition : son arrière-grand-mère, sa grand-mère et sa grande-tante ont toutes exercé ce métier. Sorte d’exception à cette règle, sa mère travaille dans l’entreprise de pompes funèbres de son beau-fils. Dans cette famille un peu bizarre, parcourue d’obsessions et de tendresse pudique, un étrange contraste semble diviser les passionné.e.s de la vie, et les passionné.e.s de la mort. Même si évidement, tout ceci est bien plus compliqué qu’il n’y paraît.

L’histoire de Dýja n’est pas seulement la sienne. Cette narratrice douce, drôle et mystérieusement laconique ne peut se raconter, on dirait, qu’en racontant une autre histoire, celle de sa grande-tante, Fífa, décédée depuis peu, avec laquelle, comme on le devine au fur et à mesure du récit, elle entretenait une relation privilégiée. Tante Fífa, sage-femme mais aussi écrivaine, philosophe, écologiste avant l’heure, passionnée par les animaux et par la notion d’infini, excentrique conteuse chuchotant à l’oreille des nouveaux-nés et leur tricotant chaussettes et bonnets. Une femme hors du commun, à la pensée libre et sans entraves, et dont la présence hante jusqu’à l’appartement dont Dýja a hérité, et que la narratrice tarde à s’approprier : elle y a laissé tous les meubles et les vêtements de son aïeule, laisse l’installation électrique dans son état de vétusté, et, surtout, y entrepose, dans des cartons, les lettres et manuscrits de tante Fífa, auxquels elle s’attaque à la fois avec tendresse et la distance nécessaire pour en glâner l’essentiel.

C’est ainsi dans une latence qui ne se dit qu’à demi-mot que Dýja passe journée après journée, ou plutôt nuit après nuit, mettant au monde enfant après enfant, rencontrant mère après mère, écoutant sa sœur, dont on vient peu à peu à comprendre l’anxiété à son sujet, parler de tempêtes. Le soir, elle lit les écrits de Fífa, se plonge dans les recueils de poésie qui composent la majeure partie de sa bibliothèque, et, surtout, réfléchit à son métier de sage-femme, si important pour elle et dans sa famille. En islandais, explique-t-elle, le mot sage-femme se dit « ljósmóðir », un mot qui signifie littéralement « mère de la lumière ». Mais en ces contrées sombres, toutes les naissances n’ont pas une résonnance aussi mystique, quasi-sublime. Bien des femmes vivent leur accouchement comme une profonde souffrance physique et psychique, et Dýja elle-même ne faut pas exception à cette règle – c’est d’ailleurs l’une des grandes réussites de ce roman, qui, dans ses préoccupations philosophiques, ne perd jamais de vue les dimensions concrètes de la vie et de la mort, voire leurs aspects les plus tabous.

Plus encore, il semble que le métier de Dýja ne puisse être séparé d’un présage de mort, ou du moins d’une catastrophe toute proche. Dans plusieurs scènes, Dýja porte assistance à des mères en situation de détresse, de deuil ou de dépression post-partum. Si l’on ajoute ces scènes, que la narratrice semble vivre plus intensément dans son fort intérieur que ce que son statut de professionnelle ne l’y autorise, aux souffrances personnelles de Dýja, qui m’ont fait l’effet d’un véritable choc et qui expliquent sans doute la douce torpeur qui semble l’envelopper comme un manteau de neige, et au deuil de Fífa qu’elle porte à demi-mot, on en vient peu à peu à comprendre que vie et mort, lumière et ténèbres, sont bel et bien indissociables, comme l’exprime de manière parfois oblique Fífa dans ses écrits, où l’infiniment grand côtoie l’infiniment petit, où il devient clair que la vie n’a de valeur que parce qu’elle ne dure que le temps d’un clignement d’œil. Cet entrelacement d’ombre et de lumière est par ailleurs symbolisé, dans le roman, par cette tempête annoncée par la sœur de Dýja, et à laquelle la narratrice donne discrètement le nom de « dépression », cette élégante syllepse n’étant pas sans rappeler l’étoile bleue du magnifique Melancholia de Lars Van Trier, dont l’avancée progressive fait ressortir, dans une lumière crue, la sensibilité de l’héroïne et la mesquinerie des autres personnages.

Toutefois, cette omniprésence de l’obscurité sert, dans La vérité sur la lumière, un autre but, la tempête, au lieu de tout balayer sur son passage, se faisant symbole d’un orage intérieur nécessaire à la possibilité d’une renaissance. Dýja, écumant les manuscrits de sa grande-tante, apprend peu à peu à accepter les trous noirs qui sous-tendent les vies les plus lumineuses, et, lui adressant ainsi le plus bel adieu possible, s’autorise enfin à renaître au monde, saluée par une famille inattendue et un ciel illuminé d’aurores boréales. Un livre à la fois simple et profond, à la gravité feutrée et à la douceur scintillante.

Sarah

Plus d’informations sur le site de la maison d’édition : https://www.zulma.fr/auteur/audur-ava-olafsdottir/

Se le procurer : https://www.leslibraires.fr/…/19747929-la-verite-sur-la…

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