Mémoires d’une survivante

The Memoirs of a Survivor, Doris Lessing, 4th Estate, 1974

J’ai mis beaucoup de temps à finir ce livre. Il n’est pourtant pas très long. En revanche, il est d’une densité folle. Dans une scène, la narratrice observe elle-même cette distortion du temps, qui fait qu’une myriade d’informations ou d’événements peuvent s’accumuler en une journée, si bien qu’elle voit son monde changer à une vitesse presque monstrueuse. C’est un peu la sensation que l’on a en lisant ce roman, dont la lenteur apparente se révèle trompeuse. Le rythme en est effréné, et les réflexions qu’il déclenche, nombreuses et profondes.

Nous sommes dans une Londres à la fois lointaine et familière, dans un avenir pas si éloigné. Dans un appartement jadis confortable, une femme observe, à sa fenêtre, les changements qui, chaque jour, bouleversent un peu plus la ville, gagnée par ce qui ressemble à un sentiment d’abandon. Quartier par quartier, elle se vide. Les habitant·e·s, d’un accord tacite, cessent de l’approvisionner en électricité, en eau, en denrées vitales. I·el·ls délaissent les possessions qui faisaient auparavant leur fierté, cessent d’écouter les informations qui,  du reste, ne leur apprennent rien. Après avoir longtemps fait semblant de vivre comme si rien n’était différent, i·el·ls partent, laissant derrière e·lles·ux leurs appartements vides, les objets qui n’ont plus pour e·lle·ux aucune valeur affective. Ce·lle·ux qui restent se saluent le matin avec courtoisie, partageant sans se le dire la conscience qu’i·el·ls devront bientôt partir. D’autres s’approprient les habitations vides, en font des centres de troc – les magasins ne sont accessibles qu’à ce·lle·ux qui ont de l’argent, et ce·lle·ux qui n’en ont pas n’en ont que faire. Chacun·e vit au jour le jour, acceptant en silence le chaos qui pénètre toutes choses, sans raison claire, autre qu’une « Crise », dont la nature n’est jamais précisée, mais dont la marche implacable se ressent à chaque instant comme la conscience d’une fin latente et  inéluctable.

De son salon encore intact, la narratrice observe, analyse. Elle voit des tribus se former sur le trottoir en bas de chez elle, formées d’enfants et d’adolescent·e·s, de véritables sociétés organisées, et qui se préparent à partir. Avec un sens aigu de l’observation, elle y décèle les mécanismes de pouvoir, la manière dont les communautés se forment, ce que son monde a fait de ses enfants, réduit·e·s – et pire, si habitué·e·s qu’i·el·ls ne le remettent même plus en question – aux choses les plus extrêmes pour survivre. Elle analyse avec finesse la manière dont différentes couches se succèdent dans son immeuble, habité par des familles aisées, puis par des squatteur·se·s, tou·te·s uni·e·s par le même sentiment de résignation, le même vide émotionnel face à ce qui leur arrive. I·el·ls semblant tou·te·s accepter de vivre, sans rien dire, dans l’attente de la fin du monde.

De plus, si la narratrice, dont on ne connaît rien, pas même son nom ou ce qu’elle faisait avant « La Crise », comme si elle avait été modelée par celle-ci, ou plutôt, avait vu tout ce qui la définissait avant elle s’effondrer mais n’avait jamais cherché à se reconstruire après, attendant juste la fin patiemment et sans états d’âme, ne semble exister que pour raconter ce qu’elle voit et entend à sa fenêtre, elle est aussi hantée par un passé lourd et oppressant, celui des conventions et des mécanismes de domination dans les sphères les plus intimes, de l’amour frustré et des terreurs enfantines. Alors que le monde extérieur se défait peu à peu, faisant de moins en moins sens, le paysage intérieur de la narratrice semble se structurer autour d’énigmes jamais résolues, de questions sans réponses. Ces obsessions qui la torturent sont, dans ce qui rappelle la terreur de l’héroïne de « La Séquestrée » de Charlotte Perkins Gilman, projetées, comme sur un écran de cinéma que l’on pourrait pénétrer, sur un mur de son appartement, qui s’« ouvre », parfois, pour la laisser entrer dans un monde parallèle où sont mises au jour les absurdités du monde tel qu’il était, avant. Dans une succession de scènes étranges, hallucinatoires, seuls moments où la narratrice apparaît réellement investie dans ce qu’elle vit, se révèlent les failles d’un quotidien disparu, alors même que se pose la question, dans le monde extérieur, de ce qui advient une fois que les structures qui l’ont modelé se sont effondrées, ayant échoué à incarner les valeurs dont elles se réclamaient.

Ces interrogations se font de plus en plus pressantes lorsque la narratrice reçoit un jour la visite d’un homme qui, sans rien lui dire, lui confie une petite fille de douze ou treize ans et lui ordonne presque de prendre soin d’elle, avant de disparaître aussitôt. Acceptant cela sans vraiment se poser de questions, la narratrice accueille ainsi l’enfant, Emily, ainsi que son chien (ou son chat, on ne sait pas trop), Hugo, avec lequel elle entretient une relation fusionnelle. Alors qu’Emily, au fil des mois, grandit et rejoint peu à peu la vie qui se crée sur le trottoir, scène où se rêvent – et s’érodent – les utopies, la narratrice l’observe, et, avec le recul qui la caractérise, tente de faire sens de ce monde qui se fait et se défait au fil des espoirs et des désillusions, des tentatives idéalistes et du pur instinct de destruction.

Roman dense et complexe où, entre mondes extérieur et intérieur, s’invente une nouvelle temporalité, Mémoires d’une survivante se fait l’analyse fine de ce qui arrive lorsque tout est détruit, de l’idéalisme des un·e·s et du fatalisme des autres, de la manière dont l’on s’accroche chaque jour à ce qui, dans le même temps nous échappe, de l’absurdité de cette tentative. À lire et à relire, pour s’interroger sur ce que l’on peut, en effet, laisser sombrer sans regret dans le chaos qui nous entoure, et sur ce que nous devons à tout prix retenir pour survivre au naufrage.

Sarah

Plus d’informations sur le site de la maison d’édition : http://www.4thestate.co.uk/book/the-memoirs-of-a-survivor-doris-lessing-9780007455522/

Se le procurer : https://www.leslibraires.fr/livre/587953-memoires-d-une-survivante-roman-doris-lessing-le-livre-de-poche

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